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Dendropolis

6 fantasmes autour du management visuel

Dernière mise à jour : 21 avr. 2023


Le management, c'est un peu comme l'amour. Dans le temps, le statut était suffisant pour asseoir le rôle du manager tel un patriarche trônant en bout de table. Aujourd'hui, les équipes demandent à être davantage séduites et embarquées et il faudrait marquer les esprits, surprendre jour après jour. Un peu comme en amour, donc.

Pour les managers il est devenu incontournable d'utiliser l'image pour piloter des projets, car elle est en effet une arme d'influence massive.

Manager par l'image, c'est d'ailleurs aujourd'hui un basique des organisations. Encore un train qu'il ne fallait pas rater dans la grande course à l'innovation! Un slideshow sans illustrations, c'est la garantie de passer pour un manager rasoir et retrograde. Si matrices diverses et autres mindmappings se sont mis à fleurir sur tous les sites et dans la plupart des compagnies, c'est parce que notre cerveau d'humain raffole des images. Pour s'en convaincre, on peut lire les Echos et les travaux de Jean-Pierre Changeux.

Il ne s'agit pas ici de présenter par le menu ces différents outils, d'autres sites font ça très bien, comme managementvisuel.fr qui porte pour le coup bien son nom. Quant à la Facilitation Graphique, vous êtes au bon endroit pour tout découvrir sur le sujet, ici.

Ce qui nous intéresse ici, c'est plutôt l'anthropologie du fantasme lié à l'idée de manager par le visuel. Voici donc 6 fantasmes liés au management visuel.

Fantasme 1 : "Les outils visuels ont radicalement changé notre façon de manager les équipes."

Vrai, mais cela s'est produit il y a 450 000 ans avant notre ère. Depuis que l'homme a appris à reconnaître la trace d'un animal sur le sol, il se sert de signes visuels pour orienter son action et celles de son groupe.

Regardez bien les images suivantes.

Dans le premier cas, vous allez engager votre tribu à courir dans la direction du futur canard laqué.

Dans le second cas, vous allez plus probablement tous courir dans la direction opposée.

Et voilà ce qu'on appelle du management visuel efficace, obtenant un taux d'engagement des équipes qui ferait rêver les managers de Google.

Oui, mais... me direz-vous. Ce n'est pas un outil à proprement parler.

Admettons (vous êtes durs en affaire, mais je suis prête à tous les sacrifices). Le premier outil de management visuel imaginé par l'Homme devait vraisemblablement ressembler à ceci :

Cette trace-là sur les parois de la grotte de Chauvet date de 36 000 ans. Nous ignorons son sens réel, mais il est clair que ce signe indique une présence, l'identification d'un individu qui agit au sein d'un groupe. Un peu plus loin dans la grotte, on trouve des dizaines d'empreintes de mains différentes accolées. Sans doute, une sorte de "Team Building Exercise" pariétal...

En tous les cas, vous en conviendrez, de la trace à l'empreinte, il n'y a qu'un pas (à quatre pattes).

Fantasme 2 : "Les outils visuels rendent les processus plus clairs et donc plus efficaces"

Vrai pour la clarté. Et... pas si sûr pour l'efficacité. En effet, les outils visuels rendent les processus plus clairs. C'est même le principe.

Prenons une notion extrêmement complexe comme la satisfaction psychique. Suis-je ou ne suis-je pas satisfait dans cette situation?

Si la compagnie de nettoyage a besoin de connaître ma satisfaction sur l'état de propreté des toilettes de l'aéroport d'Orly, elle peut utiliser un outil de management visuel sous forme de boutons à presser tel que celui-ci :

Oui, non, bof.

Je suis encouragée par le caractère ludique de l'expérience à exprimer une opinion tranchée (tiens, à ce sujet, bientôt sur le blog de Dendropolis, un article sur le nudge). Le recueil d'informations pour la compagnie de nettoyage est rapide et facile à post-traiter. Est-ce que cela les rendra plus performants? Rien n'est moins sûr.

Car si je suis satisfaite de la propreté des lieux (youpi!), je suis une fois de plus choquée de constater que ce sont toujours des femmes d'origine africaine qui sont recrutées pour réaliser ces tâches au bénéfice d'une population blanche aisée (pas du tout youpi). L'image que je garde de la compagnie en sortant est négative, tandis que j'ai pressé le bouton vert pour valoriser par ce geste symbolique le travail des employées. L'esprit d'une personne, quelles que soient ses idées est toujours multi-dimensionnel. Si la compagnie veut vraiment connaître mon opinion, si sa démarche consiste à réfléchir à l'amélioration de son branding (son image publique), elle ne peut se contenter de ce type d'outils.

Sans parler du fait que les enfants adôôôrent appuyer quarante fois d'affilée sur le bouton (rouge de préférence), l'outil visuel simplifiant souffre souvent de biais cognitifs divers et variés qui rendent l'information simpliste et donc fausse.

Mais ne soyons pas naïfs ! Ce qui importe surtout ici, c'est que l'outil, sous couvert d'écouter l'usager, délivre en fait un message : et ce message c'est que vous, moi, le client est tout-puissant. Comme César dans l'arène, d'un simple geste, il coupe et tranche. Illusions habituelles dont nous abreuvent les stratégies marketing...

Fantasme 3 : "Les outils visuels permettent de rendre visibles des choses invisibles."

Vrai. Et on touche là à la réelle puissance des outils visuels. C'est bien ce qu'il font en effet, en utilisant toutes sortes de formes et de glyphes plus mystérieux les uns que les autres.

Tout à coup, des objets aussi abstraits que les relations, la croissance, les valeurs ou le temps se dessinent, prennent des couleurs, se superposent et s'enchevêtrent sous nos yeux.

À condition de ne jamais perdre de vue qu'une représentation est toujours une interprétation, cela permet de concevoir des pratiques qui améliorent grandement la qualité de vie et la connaissance.

Prenons l'exemple du sismographe.

Incontestablement, il rend visible des faits naturels totalement imperceptibles, en traduisant une information d'un mode (la vibration) à un autre (le visuel) plus facile à traiter pour nous les humains. Bien vu...

On applique la même méthode sur des innovations d'usage comme les indicateurs de péremption alimentaire ou les témoins d'usure, comme ici sur les essuie-glaces.

Même lorsque nous votons, nous exprimons visuellement notre opinion, qui est invisible par nature. Et ceci vous convaincra peut-être du caractère contestable de la croyance précédente (Les outils visuels rendent les processus plus clairs donc plus efficaces). Car si la richesse de nos opinions sur la façon dont il convient de diriger un état pouvait se résumer au nom d'un bonhomme sur un petit papier blanc, nous serions sans doute effectivement beaucoup plus efficaces dans l'implémentation de nos process républicains, sauf que... nous sommes ce que nous sommes et nous sommes des êtres complexes.

Fantasme 4 : "Les outils visuels permettent d'améliorer le pilotage des projets."

Vrai, mais attention! Ce qui fait la force du visuel, c'est son caractère de balise. Grâce à un simple piquet dans le sol, je sais si je suis dans ou hors de ma propriété. Grâce à un banal panneau, je sais si j'ai le droit ou pas d'aller plus loin. Avec ma boussole, je sais si je suis ou pas la direction que je me suis fixée. En regardant les sémaphores, je sais si je peux ou pas faire entrer mon bateau au port. Et grâce à la borne kilométrique, je sais si je suis loin ou près de ma destination.

Je navigue effectivement, je pilote à l'aide de ces outils extrêmement utiles et performants.

Mais au fond, je navigue autant dans l'espace physique (la route, la mer) que dans un espace abstrait, celui des relations sociales symboliques (propriété, priorité...). Un panneau peut m'intimer le silence au passage d'un hôpital et m'interdire d'entrer en short dans une église. Je navigue certes, mais aussi dans un espace invisible, celui de la bienséance et de la morale par exemple. Et là, les choses deviennent beaucoup plus compliquées...

Car l'espace symbolique ne répond pas aux mêmes lois que l'espace physique. Si je désobéis au panneau qui m'interdit de rouler à contresens sur l'autoroute, la physicalité pure d'un 33 tonnes risque de me démontrer illico presto l'utilité fondamentale de l'outil visuel et je serai bien contrainte d'admettre mon tort.

Tandis que si on m'interdit d'entrer à l'école maternelle avec mon fusil à pompe, cela n'engage après tout qu'une divergence de vue morale entre l'institution scolaire et la mienne. Et l'on sait à quel point beaucoup de sociétés actuelles sont travaillées de l'intérieur par ces débats. Rien n'est donc assuré de ce côté-là. C'est pourquoi il est très compliqué de créer des outils de pilotage sûrs pour naviguer dans l'espace relationnel symbolique.

C'est un fantasme en effet d'imaginer que le manager serait en quelque sorte comme le pilote d'un avion (ou capitaine de bateau, etc, ses métaphores perdurent dans le monde de l'entreprise aujourd'hui encore).

Ce fantasme est mis en scène de façon très explicite dans l'usage de certains outils visuels.

Regardez ces deux images :

À gauche les outils visuels d'un pilote, à droite ceux d'un manager. Copie conforme.

Illusion de similitude.

Certes le pilote d'avion ne "voit" pas l'air dans lequel il navigue et pourtant l'air répond bien à des lois physiques. Le manager, lui, doit faire son chemin dans un espace immensément plus complexe (ou peut-être simplement moins étudié), celui des relations humaines.

Il faudrait donc des outils visuels qui soient parfaitement adaptés à cette géographie-là et à ses spécificités.

C'est précisément ce que se proposent de faire les sociétés chamaniques qui possèdent leurs propres outils de management visuel.

Ci-dessous, un groupe de Warramungas d'Australie prenant part à un meeting stratégique de pilotage par enjeux.

Au sol une matrice de travail par idéation bien connue, celle dite du Grand Serpent Cosmique Arc-en-Ciel. Cette métaphore leur permet de décrire le monde des choses invisibles et de développer depuis plus de 10 000 des stratégies de navigation adaptées à cette géographie abstraite.

Ridicule d'imaginer que nous vivons à l'intérieur d'un grand serpent? Peut-être. Mais alors que faisons-nous d'autre lorsque nous vivons avec la certitude d'habiter un temps linéaire que nous représentons souvent comme une forme serpentine?

Fantasme 5 : "Il n'y a pas mieux que les outils visuels pour partager ses visions et aligner les points de vue."

Archi-faux. Et voilà pourquoi en un seul dessin.

Et oui, une image est par définition sujette à interprétations subjectives. Partager le sens, être sûr que les collaborateurs parlent la même langue est devenu un enjeu majeur des grandes compagnies (comme des petites d'ailleurs).

Être alignés, se comprendre, partager la vision du management, adopter le point de vue du client : voici les grands challenges de l'innovation dans le management aujourd'hui. Tout tourne autour du sens et donc... de la sémantique.

Préférer les images au langage ne résoudra en rien le problème, au contraire. L'illusion de partage est peut-être plus forte. Peut-être. Mais en rien elle ne garantie le partage réel du sens des événements.

Comprendre comment le sens se génère et se diffuse, voilà le défi. Et pourtant, encore peu de compagnies embauchent des sémioticiens, alors que toutes travaillent sur le sens et les valeurs. Ils sont pourtant les experts de la construction technique du sens.

Bref, la carte n'est pas le territoire. Nous parlons bien du même signifiant (de la même forme). Mais les signifiés (le sens) que nous lui attribuons nous sont propres, personnels et exclusifs.

Ces deux personnes sont certes en train de collaborer autour de la même forme, mais à moins qu'elles décident de consacrer un temps non-négligeable à la confrontation en règle de leurs images mentales, imaginer qu'elles partageraient un sens quelconque relève du fantasme.

Ce fantasme existe dans l'âme humaine sans doute depuis toujours.

Il se résume en une image :

Oui, nous rêvons d'être pareils aux oiseaux migrateurs.

Sans avoir besoin de se consulter, sans convoquer aucun meeting, savoir intuitivement ce que chacun a à faire au service de l'objectif commun. Savoir se fondre dans un collectif agile qui dépasse ou prolonge les intérêts individuels. Naviguer sans effort dans les flux complexes sans jamais laisser l'unité se défaire. Partager le même but, la même vision, le même enjeu absolu. Sans erreur d'interprétation, sans divergence, sans rébellion, sans soumission.

Voilà le fantasme. Celui de reproduire l'agilité des oiseaux, la même harmonie, au service des projets humains.

Sauf que. Le projet d'une oie cendrée est de traverser l'espace physique qui la sépare des chaleurs de l'Afrique du Nord. Et les projets humains eux comportent toujours une dimension symbolique dans laquelle il convient aussi d'apprendre à naviguer. Et pour cela, il faut plus que des formes. Il faut plus que des plans. Il faut plus que des cadres, des bornes, des cadrans et des panneaux physiques, tout visuels qu'ils soient.

Il faut trouver leur équivalent symbolique.

Qu'est-ce qu'une borne symbolique?

Un totem.

Qu'est-ce qu'un cadre symbolique ?

Un espace de cérémonie.

Il est peut-être temps de concevoir les rituels qui nous permettrons de partager autre chose que des formes vides (ou trop pleines) de sens.

Fantasme 6 : "Il faut sortir du cadre! Les outils visuels nous permettent de libérer notre potentiel créatif."

Faux à 95%. Les outils visuels proposés aujourd'hui, GANTT, matrices et autres cartes heuristiques sont passionants en tant qu'outils de gestion des formes, mais ce n'est pas la qualité du pinceau qui assure que le tableau méritera le qualificatif d'oeuvre d'art. Même si on parle là d'excellents pinceaux.

De même, c'est ailleurs que se joue le caractère disruptif d'une innovation. Où donc ? Dans l'interprétation des faits, des événements et dans la construction de nouvelles visions. Bref, du côté du sens, du fond, des signifiés.

C'est donc du côté des symboles qu'il faut chercher.

Alors, comment nos sociétés créent-elles du sens? Exactement comme toutes les autres : par le rituel.

Si l'on veut devenir créatifs collectivement, il nous faut des rituels.

Et au fond, ces rituels nous les avons déja. Autour de notre paperboard-totem.

Sauf que nous ne réalisons pas que nous entrons dans un cercle sacré lorsque nous pénétrons dans l'espace de réunion. Ceci mis à part, toutes les conditions sont réunies.

C'est autour du totem que nous vivons notre quotidien ensemble, que nous parlons des mêmes sujets, que nous utilisons le même jargon, que nous construisons nos souvenirs communs, que nous traversons des difficultés ensemble et célébrons nos réussites. C'est au pied de ce totem que nous sommes intronisés par nos supérieurs, jugés par nos pairs ou que nous jugeons les autres. Au pied de ce totem se construit toute la culture d'un groupe, d'une entreprise, d'un collectif.

Des totems, chaque compagnie a les siens, de la machine à café aux outils de management visuel en passant par la charte éthique ou le logo.

Des lieux sacrés ? De la salle de conférence au hall d'entrée ou l'ascenseur, ces espaces existent, mais nous ne les habitons pas pleinement comme des espaces symboliques.

Des outils de management qui nous permettent de vivre du rituel collectif, de construire notre culture : voilà de quoi apporter du ferment pour l'innovation.


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