
Le philosophe du langage John Searle, professeur à Berkeley et le logicien Luciano Floridi de l'Université d'Oxford nous offrent dans cette conférence donnée à la New York Review of Books Foundation en octobre 2016 une approche innovante de la fascination suscitée par la présence supposée d'Intelligences Artificielles parmi nous.
Les super-computers battent les meilleurs joueurs de go ou d'échecs, réalisent des tableaux dans le plus pur style de Rembrandt, prétendent être capables d'une forme d'empathie tout en nous réduisant souvent, nous autres humains, à l'état de pourvoyeurs de ressources informatives à échanger dans le grand marché du Big Data. Leur pouvoir de calcul ultra-rapide nous fait espérer de grands progrès ou craindre l'avènement d'un monde déshumanisé. Nous louons ou redoutons la supériorité de leur intelligence et nous imaginons déjà "dépassés" par une forme darwinienne plus évoluée, plus adaptée, plus propice au monde à venir.
Mais n'y-a-il pas là une illusion d'optique? Ces "créatures" sont-elles réellement, d'une manière ou d'une autre, INTELLIGENTES? Encore faudrait-il définir ce qu'est l'intelligence. Searle nous permet d'y voir plus clair. L'intelligence ne peut se réduire à la manipulation même ultra-agile de la syntaxe. Un humain n'est pas intelligent uniquement parce qu'il construit des textes ou des programmes plus ou moins élaborés mais parce qu'il donne du sens à ces constructions, sens qu'il fait vivre à l'intérieur de lui-même, qu'il juge à partir de sa morale, ré-imagine, déforme sans but, suscitant en lui-même des émotions, des erreurs, des errances... créant ainsi son rapport au monde, conscient et inconscient. La machine, aussi rapide soit-elle, calcule, simule et modélise, car on la fait calculer, simuler et modéliser. Par la syntaxe, on lui fait reproduire et accélérer le processus connu de pensée humaine. Elle n'invente rien. Elle amplifie. La machine n'est pas créative, elle ne se donne pas un chemin dans le monde, car elle n'est pas "quelqu'un". "Elle" n'existe pas. "Elle" est une pure illusion créée par nous, pour nous ressembler, mais qui n'est toujours pas là, pas née, pas incarnée, pas inspirée. Elle n'est traversée d'aucun souffle.
L'Homme, aussi sot soit-il, est présent au monde, immédiatement, et se tient en lui, qu'il soit actif ou non. Bref, à moins qu'il ne soit dans le coma, il est éveillé. Le Vivant tout entier se définit par cet éveil, même primaire, au monde. Un oeil est ouvert. Or, une webcam n'est pas un oeil. Personne ne voit à travers elle. La Machine, non-vivante est purement inconsciente, et en ceci, elle n'est pas intelligente, au sens spécifique du terme.
Ce qui ne la rend pas moins agissante, potentiellement bienfaisante ou destructrice.
Mais aujourd'hui nous dit John Searle, nous sommes bien loin de pouvoir fabriquer une conscience artificielle pour nos machines. Ignorants que nous sommes du fonctionnement biologique même de notre propre conscience, comment pourrions-nous imaginer la synthétiser ou la reproduire? Car oui, elle demeure un mystère encore insondable pour les neurosciences. Quelques patterns rudimentaires tentent d'en dresser un premier portrait impressionniste.
Penser une machine intelligente nous conduit irrémédiablement à développer une relation faussée à ce qu'elle est. Nous nous mentons, en lui donnant une place qui n'est pas la sienne. Penser l'artefact comme "prolongement", "prothèse amplificatrice de potentiels" ne serait-il pas plus juste? Cela nous amènerait à mieux identifier la source du danger potentiel de la machine : dans les origines de notre propre pensée, des névroses personnelles ou collectives qui l'animeraient en premier lieu. Cela nous conduirait sans doute aussi à nourrir les machines du meilleur de nous-même, pour leur donner la possibilité de rendre exponentiels les pouvoirs de résolution, d'apaisement, de bienfaisance qui vivent en nous.
Pour découvrir la vidéo de la Conférence de Searle & Floridi :